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Collemboles, tardigrades, rotifères et cie LE REPRÉSENTANT RUSSE MONTE SUR SES GRANDS CHEVAUX Et en ce qui concerne la protection du continent blanc, Annick Wilmotte sait de quoi elle parle. Le Protocole de protection environnementale du Traité sur l’Antarctique a en effet prévu un Comité de protection environnementale (CPE), comité où, depuis 2008, elle siège en tant qu’ex- perte scientifique dans la délégation belge. « Tous les aspects de la gestion de l’environnement sont discutés chaque année. Certains sont récurrents comme les plans de gestion des zones protégées, révisables tous les cinq ans. Nous discutons par exemple de leur emplacement, des valeurs biologiques ou scientifiques protégées, s’il faut une zonation avec des accès différentiés, si des survols ou l’utilisation de certains équipements sont permis, etc. » Et puis, il y a les menaces plus récentes comme l’invasion touristique, le réchauffement et l’arrivée d’espèces inva- sives. « Près de 50 000 touristes visitent chaque année l’Antarctique, essentiellement les côtes de la péninsule. Or le Traité ne prévoit rien à leur sujet et n’envisage pas de mesures de limitation. C’est donc au CPE de se char- ger des aspects environnementaux. Sur base des articles scientifiques qui ont tiré la sonnette d’alarme, il a édicté des règles concernant les espèces invasives, qui sont tra- duites dans un manuel que doivent respecter aussi bien les scientifiques que ceux qui construisent de nouvelles bases ou les organisations touristiques. Certains “tours operators”, réunis dans l’association IIATO (International Association of Antarctic Tour Operators) qui est présente au CPE, s’y plient, organisent des séances d’information, installent des pédiluves pour que les clients nettoient leurs chaussures lors de chaque déplacement, fournissent des vestes neuves, etc., mais tout cela a un coût. Et tous ne le font pas. » Cela dit, les pays restent soucieux de leur image. Les déci- sions prises au sein du CPE doivent l’être à l’unanimité, ce qui interdit aux membres de s’esquiver, de faire comme si on leur forçait la main… Car la politique s’invite évidem- ment au sein du comité. « En 2008, on n’y parlait guère du réchauffement climatique et de ses conséquences pour l’Antarctique. Quand on abordait le sujet, le représentant de la Russie montait sur ses grands chevaux, disant qu’on confondait météo et climat ou que les mesures satelli- taires n’étaient pas fiables… Aujourd’hui, les tabous sont américains ! » La bioprospection est en effet devenue un sujet très “touchy”. Pour les États-Unis, pas question de restrictions pour les compagnies privées sur l’usage du matériel biologique antarctique. Accès libre pour les entre- prises. C’est qu’il y a là bien des organismes qui survivent à des conditions extrêmes intéressantes. Des bactéries, par exemple, ont développé des protéines qui leur permettent de résister à l’infernal cycle du gel-dégel sans que des cristaux ne se développent au sein de leurs cellules. Elles sont utilisées pour éviter la cristallisation dans des crèmes glacées comme celles de Ben & Jerry’s ! Mais bien d’autres usages sont en point de mire, en cosmétique, en pharma- cie (de nouveaux médicaments) tandis que des brevets sont pris sur des dérivés du krill, la base de toute la chaîne alimentaire de la région. CULTIVER SON JARDIN Les cyanobactéries se retrouvent dans tous les milieux : il y faut simplement de la lumière, de l’eau, du gaz carbonique et des minéraux. Et donc aussi à Liège, surtout à Liège. L’Université abrite en effet la collection de cyanobacté- ries du consortium Belgian co-ordinated collections of micro-organisms (BCCM) que dirige Annick Wilmotte. Un conservatoire qui contient l’une des plus belles collections mondiales de cyanobactéries en provenance des pôles. Est-ce à dire qu’Annick Wilmotte est inquiète pour ses “petites bêtes” en ces temps de réchauffement climatique et de baisse de la biodiversité ? Certainement pas au point d’en faire des espèces protégées (difficile à imaginer, de toute façon). « C’est leurs habitats qui doivent être protégés ; certaines espèces par exemple demandent de l’eau très pure : c’est là qu’il y a un risque. On entend souvent dire que les bac- téries seront toujours présentes, même après les êtres humains. Mais les espèces présentes aujourd’hui sont- elles susceptibles de s’éteindre ? C’est une question. Ce qui est sûr, c’est qu’elles évoluent, elles acquièrent notam- ment des gènes de résistance. Leur génome montre que, pour ce faire, elles sont allées chercher des gènes chez d’autres, parfois dans des espèces très distantes, en par- ticulier pour survivre dans des milieux avec un très haut degré de salinité. Celles qui sont présentes aujourd’hui disparaîtront peut-être mais leurs descendants seront là. Je ne lancerai donc pas de cri d’alarme pour les cyanobac- téries, mais bien pour les écosystèmes. » C’est d’ailleurs ce qu’Annick Wilmotte fait lorsqu’elle n’est pas dans son laboratoire. Sa passion pour les fleurs et les jardins n’est pas que platonique. Elle la pratique chez elle, dans la vallée de l’Ourthe et à travers son engagement dans la section locale de l’association Nature et Progrès où elle organise des activités sur le thème de la transition ou sur la pratique bio du jardinage. potiron en lieu et place de la tradi- tionnelle tarte sucrée. Doctorat en poche (nous sommes en 1989) , Ann i ck Wi lmo t t e débarque à l’université d’Anvers pour continuer les caractérisations phylogénétiques des cyanobac- téries. « C’est la seule année où un secrétaire d’État à la politique scientifique, Marcel Colla en l’oc- currence, imagine des bourses FNRS pour les chercheurs voulant changer d’université, y compris d’une région du pays à l’autre ; j’en ai profité. » Elle y restera presque trois ans avant de passer presque autant de temps à Mol, au sein du VITO, l’Institut flamand de recherche technolo- gique, pour travailler sur les transferts de gènes entre bac- téries du sol. Pour la pratique du néerlandais, c’était super ; un peu moins pour ses chères cyanobactéries dont elle s’éloigne. « Pourtant, je ne les perdais pas de vue, je conti- nuais à m’y intéresser, mais “sur le côté” comme on dit. » Bref, un peu à la Norman Pace. Elle va y revenir pleinement lors de son retour à Liège en 1996, en tant que chercheuse qualifiée FNRS. Car son poste, elle le conquiert sur base d’un projet qui est toujours le sien aujourd’hui : la caracté- risation morphologique et moléculaire des cyanobactéries sur base d’échantillons naturels ou préservés. Elle met donc en route son propre laboratoire de recherche molé- culaire et travaille sur de premiers échantillons. Et là, tout bascule une nouvelle fois. Car ces échantillons proviennent des mers australes. L’Antarctique ne va plus la lâcher. QUAND NOS LACS VIRENT AU VERT Dès 1997, le 3 e programme-cadre européen lui donne en effet l’occasion de s’intéresser de plus près à la présence des cyanobactéries en Antarctique. « Les appels à projet étaient plus ouverts qu’aujourd’hui, précise-t-elle. Le mien, “MICROMAT”, portait sur la caractérisation de la population microbienne dans les lacs antarctiques. Comme c’était un programme de biotechnologie, il fallait des partenaires industriels. J’en ai contacté trois, qui ont accepté tout de suite, sans me connaître car on pouvait supposer qu’on y trouverait des molécules intéressantes pour le secteur pharmaceutique ou cosmétique par exemple. » Un projet, classé premier, qui va permettre à Annick Wilmotte de faire ses armes (et il en faut beaucoup) en tant que gestionnaire de recherches, notamment au niveau européen. Une expérience qui ne sera pas perdue parce qu’elle va ensuite en mener à bien beaucoup d’autres. À commencer, mais on est à nouveau chez nous, loin des froids du Sud, par l’étude des toxines larguées par les cyanobactéries qui prolifèrent lorsque les eaux sta- gnantes sont chaudes et eutrophiées, comme cela arrive souvent en été. Nos lacs et étangs se parent alors d’une belle couleur verte… signe de danger. « Lors du projet européen MIDI-CHIP, nous avons mis au point une puce à ADN permettant de réaliser un screening rapide de l’eau, se souvient-elle . De plus, nous connaissions les gènes responsables de la synthèse des cyanotoxines ; dès lors, avant même que la prolifération des cyanobactéries ne se produise, nous pouvions prévoir s’il y aurait production de toxines. Et donc proposer éventuellement des mesures préventives de santé publique. » L’Antarctique n’en est pas oublié pour autant où, grâce à la Politique scientifique belge, Annick Wilmotte enchaîne les projets en collaboration avec l’université de Gand. Elle-même s’y rend à deux reprises, dont la dernière fois en 2009, dans la zone de la station belge Princesse élisabeth… juste avant son inauguration ! « C’est une zone très intéressante, s’enthousiasme-t-elle, car elle est située à 1000 m d’altitude et à 180 km de la côte la plus proche. C’est tout à fait inhabituel pour une station australe. La biodiversité y était donc mal connue. » Elle l’est moins maintenant grâce à Annick Wilmotte et ses chercheurs qui s’y relaient année après année lors de campagnes estivales. Si la température de l’air y est toujours négative, les rochers de couleur foncée absorbent la chaleur esti- vale ; la neige fond alentour, permettant à des zones plus humides de se former et perdurer pendant les mois d’été dans la mesure où la zone est abritée des vents catabatiques glaçants et exposée au Nord, c’est-à-dire vers le soleil. « On peut alors y trouver des croûtes biologiques ou des biofilms, explique la chercheuse. Les cyanobactéries filamenteuses forment une trame où on retrouve des mousses, des lichens, des champignons et d’autres bactéries qui se mélangent à de petits (2 mm pour les plus grands !) invertébrés comme des collemboles, des rotifères, des nématodes, des tardigrades. Ce sont eux les vrais habitants, les vrais héros de l’Antarctique et non pas les manchots ou les phoques qui ne font qu’y passer et ne se nourrissent pas sur le continent mais en mer. C’est pourquoi il est important qu’une zone protégée soit créée dans les environs de la station Princesse élisabeth. » 36 septembre-décembre 2019 / 274 ULiège www.uliege.be/LQJ 37 le parcours le parcours

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