Sortie de presse

Une étude d’envergure sur l’histoire de l’édition en Belgique


Dans Recherche Culture

Pourquoi, alors que la Belgique francophone regorge d’excellents éditeurs dans de nombreux domaines différents, a-t-on le sentiment qu’elle est dépourvue, contrairement à la France, d’un véritable « paysage éditorial » ? À cette question, Pascal Durand et Tanguy Habrand apportent des éléments de réponse dans leur Histoire de l’édition en Belgique, une somme qui fera date, fruit d’un travail de recherche et de synthèse exceptionnel. Michel Paquot, chroniqueur littéraire indépendant, analyse l'ouvrage.

S

ur le terrain de la bande dessinée, la Belgique excelle. Même si son « âge d’or » est révolu, même si Casterman appartient désormais à Gallimard, et si Dupuis et le Lombard sont des filiales de Média Participations, le 7e art continue à y occuper une place avantageuse. Avec Marabout, Mijade, De Boeck, Duculot, Dessain ou Labor, notre pays s’est forgé, tout au long du XXe siècle, une place enviable dans les littératures de genre et de la jeunesse, ainsi que dans les domaines scolaires et pédagogiques. Sans parler du livre d’art, avec notamment La Renaissance du Livre, le Fonds Mercator ou Mardaga, du théâtre, plaçant les éditions Lansman en tête de pont, ou de la poésie, avec une offre éditoriale dont la qualité et la quantité ne cessent de surprendre, des Éditions Esperluète à L’Arbre à Paroles, en passant par Le Cormier, le Taillis Pré, Tétras Lyre ou Unimuse. Et pourtant, remarquent Pascal Durand et Tanguy Habrand dans le préambule de leur étude, « il ne tombe pas sous le sens qu’il y ait jamais existé, jusqu’à nos jours, une “édition” au sens complet du terme ». Effectivement, le rachat d’une prestigieuse maison par un groupe étranger ou, pire, sa disparition, événements qui feraient immanquablement la une en France, se passent, chez nous, « dans une indifférence quasi générale ». Car, dépourvue de toute charge symbolique ou culturelle, l’édition est, en Belgique, « un secteur économique parmi d’autres ».

Cette sensation de vivre sur un territoire pauvre au plan éditorial, alors que des structures dynamiques l’émaillent – hier De Rache, Jacques Antoine et Les Éperonniers, aujourd’hui Luce Wilquin, Les Impressions Nouvelles, Quadrature, Weyrich, OnLit ou Ker, pour n’en citer que quelques-unes – trouve sa source dans deux facteurs principaux. Le premier est un « déficit d’identité nationale » lié à l’attractivité du voisin français où, tout au contraire, la littérature est valorisée comme ciment d’une identité commune. Pour preuve, dès lors que, dans les années 1980, la Communauté française de Belgique crée « un écosystème favorable à la connaissance et à la vie de sa littérature », ses auteurs ne vont plus systématiquement avoir besoin d’aller s’installer outre-Quiévrain (même si nombre d’entre eux continuent d’y être édités). Revendiquant ainsi leur belgitude, concept lancé en 1976 par Claude Javeau dans un dossier des Nouvelles littéraires où des écrivains emmenés par Pierre Mertens défendaient l’idée d’une « autre Belgique » libérée de l’emprise parisienne.

Des imprimeurs aux contrefacteurs

L’autre facteur est historique, et c’est principalement sur ce point que cette Histoire de l’édition en Belgique est magistrale. Avant que ne renaisse très progressivement une édition nationale au lendemain de la Première Guerre mondiale, grâce à une attention portée à la jeunesse via la bande dessinée ou le scolaire, à des « instances d’organisation de la vie littéraire », tels le Musée du Livre ou la Semaine du Livre Belge, ou à la politique ambitieuse d’un éditeur littéraire, La Renaissance du Livre, la Belgique a triomphé dans le domaine de l’imprimerie, avant de creuser sa propre tombe.

C’est à Alost, en 1473, que sortent de l’atelier de Thierry Martens les premiers livres imprimés dans les Pays-Bas méridionaux. Suivra notamment, quelques années plus tard, la lettre de Christophe Colomb sur la découverte du Nouveau Monde. Au siècle suivant, à Anvers, Christophe Plantin passe à la vitesse supérieure en intégrant les trois fonctions d’édition, d’impression et de vente « à une échelle sans équivalent pour son époque, tant en nombre de volumes imprimés et en importance des transactions commerciales qu’en densité du réseau intellectuel, social et politique installé en un temps assez court ». Mais, aux ouvrages humanistes ou à vocation scientifique qui avaient fait sa renommée en Europe, ses successeurs vont préférer les ouvrages religieux, et l’entreprise va péricliter. Ce déclin, lié à celui du livre en général au XVIe siècle, ne sera pourtant ni technique, ni quantitatif, mais « d’ordre symbolique » : la Belgique va en effet devenir la terre de la contrefaçon.

Pendant deux siècles, jusqu’à la signature d’une convention franco-belge en 1852 mettant fin à cette pratique, des imprimeurs principalement de Liège (Bassompierre, Plomteux, Desoer) puis, au XIXe siècle, de Bruxelles, vont vendre à bas prix des ouvrages français (et aussi hollandais), sans en détenir les droits ni rétribuer leurs auteurs. S’ils sont accusés de dépouiller « les gens de lettres français » (Jules Janin) et si les éditeurs originaux, qui ne peuvent s’y opposer, sont furieux, la contrefaçon arrange les écrivains peu connus, dont elle augmente la visibilité des livres à l’étranger, tout en pouvant servir d’argument publicitaire. Même parmi les célébrités de l’époque, en majorité peu enclins à se voir ainsi gruger, l’unanimité n’est pas de mise : Alexandre Dumas, par exemple, encourage l’imprimeur bruxellois Méline à contrefaire une édition exhaustive de ses Mémoires. Et l’éditeur Hetzel se réjouit que les écrivains français deviennent ainsi « populaires dans le monde entier ».

Mais c’est surtout pour la Belgique elle-même que la contrefaçon est néfaste. D’une part, comme le dénoncent des écrivains et lettrés, elle ne favorise pas son développement littéraire et intellectuel.  Et, d’autre part, elle ne favorise guère « le développement de capacités proprement éditoriales », déplorent les deux auteurs. Qui constatent que « l’édition en Belgique – surtout dans le domaine littéraire – a pris ainsi, par rapport à la France, un retard de cinquante années qu’elle ne parviendra jamais à résorber. » Et ce, malgré les efforts, dans les dernières décennies du XIXe siècle, d’entrepreneurs comme Albert Lacroix, éditeur d’Hugo et organisateur du « banquet des Misérables » où se pressent des écrivains et poètes français, à défaut des Belges, Henry Kistemaeckers, qui publie nombre de ses compatriotes, et Edmond Deman, qui multiplie les signatures prestigieuses issues des deux côtés de la frontière.

Les auteurs

Pascal Durand est professeur ordinaire à l'ULIège, où il dirige le CELIC, Centre d'Étude du Livre Contemporain. Spécialiste de Mallarmé et de la poésie moderne, il est aussi l'auteur d'ouvrages sur l'histoire de l'édition, les rapports presse/littérature et les figures contemporaines de l'orthodoxie politico-médiatique.

Tanguy Habrand est chercheur au département Médias, Culture et Communication de l'ULiège et par ailleurs éditeur associé à la collection "Espace Nord". Ses recherches et publications portent sur les stratégies éditoriales, les politiques du livre et l'édition indépendante.

L'ouvrage

Pascal Durand et Tanguy Habrand, Histoire de l’édition en Belgique. XVe et XXIe siècle, postface d’Yves Winkin, Les Impressions Nouvelles, 470 pages, 26 €.

 

Histoire de l'édition en Belgique

Les études à l'ULiège

Dans le cadre du master en Langues et lettres françaises et romanes, orientation générale, ainsi que dans le cadre du Master en Communication,  l'ULiège propose une Finalité Spécialisée en Édition et métiers du livre. Cette formation entend procurer les compétences nécessaires à une entrée dans la profession éditoriale, tant du côté du livre imprimé que du livre numérique. Elle se situe à l'intersection de deux départements complémentaires dans le domaine concerné, avec les visées suivantes : penser le livre comme objet matériel et comme bien culturel, comme texte et comme support, imprimé ou numérique ; maitriser les divers aspects de la production éditoriale et de l'accompagnement médiatique des textes de tous genres ; maitriser les interactions entre œuvres et supports, comme entre livres et modes de diffusion ; conjuguer à un discours critique sur le domaine concerné l'apprentissage des gestes techniques des métiers d'éditeur, de directeur de collection, d'attaché de presse, de critique littéraire.

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