Histoire de la gastronomie

Les grands mythes de la gastronomie : Vatel et l'invention de la crème chantilly

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Photo Teodora.D.

Historien de l’alimentation, Pierre Leclercq est collaborateur scientifique de l’Université de Liège, au sein de l'Unité de Recherche Transitions. Auteur de nombreuses publications, il donne aussi régulièrement des conférences-dégustations retraçant l’histoire de l’alimentation de la Préhistoire à nos jours. En partenariat avec l'émission Week-end Première de Sophie Moens, diffusée sur la RTBF-La Première, il se propose d'examiner quelques grandes légendes de l'histoire de la gastronomie.

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Vatel et l'invention de la crème chantilly

SOPHIE MOENS  Nous allons parler de l’histoire d’une onctueuse douceur sans laquelle la pâtisserie ne serait pas ce qu’elle est, à savoir la crème fouettée, autrement dit la chantilly. Dans de nombreux ouvrages, on explique qu’elle a été inventée par le fameux Vatel qui officiait au château de Chantilly au XVIIe siècle. La question est simple, Vatel, qui n'était pas cuisinier, est-il réellement l’inventeur de la crème chantilly ?

PIERRE LECLERCQ — François Vatel n’est absolument pas l’inventeur de la crème chantilly. Il n’était effectivement pas cuisinier, mais bien maître d’hôtel, d’abord du surintendant des finances Nicolas Fouquet, ensuite du prince de Condé, jusqu’à sa mort en 1671. Or, la crème fouettée, sucrée et aromatisée existe sous le nom de « neige de lait » en Italie, en France, en Angleterre et en Allemagne depuis la première moitié du XVIe siècle, soit 100 ans avant la naissance de Vatel1. L’apparition de ce type de crème est à mettre en relation avec la grande vogue des produits laitiers au sein des élites au cours de la Renaissance italienne. Avant cela, ils étaient largement exclus des bonnes tables pour des raisons à la fois sociales et diététiques2.

Voici la première recette écrite de crème fouettée :

To make a dyschefull of Snowe.
Take a pottell of swete thycke creame and the whytes of eyghte egges, and beate them altogether wyth a spone, then putte them in youre creame and a saucerfull of Rosewater, and a dyshe full of Suger wyth all, then take a stycke and make it cleane, and than cutte it in the ende foure square, and therwith beate all the aforesayde thynges together, and ever as it ryseth take it of and put it into a Collaunder, this done take one apple and set it in the myddes of it, and a thicke bushe of Rosemary, and set it in the myddes of the platter, then cast your Snowe uppon the Rosemarye and fyll your platter therwith. And yf you have wafers caste some in wyth all and thus serve them forthe3.”

Pour faire de la neige.
Prenez un pot (50 cl) de crème douce. Prenez le blanc de huit œufs et battez-les bien. Ajoutez-les à la crème avec une cuillère d’eau de rose et une tasse de sucre. Ensuite prenez un bâton et nettoyez-le bien avant de le couper en quatre tiges avec lesquelles vous battez le tout [on noue les tiges pour en faire un fouet]. Au fur et à mesure que la crème lève, mettez-la dans une passoire. Lorsque c’est fait, prenez une pomme et mettez-la au milieu du plat avec un brin de romarin. Aspergez la crème d’eau de rose et remettez-la dans le plat. Si vous avez des gaufres, mettez-en quelques-unes et servez.

On notera qu'à l'origine, on utilisait du blanc d'œuf battu en neige pour faire mieux tenir la crème. Aujourd’hui, cela peut encore se faire, mais ce n’est plus dans les habitudes. On a également perdu l’habitude d’aromatiser la crème. Ces changements se sont opérés au cours du XXe siècle.

 scappi creme fouettee

La confection de la crème fouettée à l’aide du fouet composé de plusieurs tiges nouées. The Opera of Bartolomeo Scappi (1570), L’arte et prudenza d’un maestro Cuoco, Translated with Commentary by Terence Scully, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 2008, p. 639.

 

SOPHIE MOENS  Nous sommes donc une fois de plus en présence d’un mythe. Comment en est-on arrivé à ce que cette « neige de lait » soit appelée chantilly et qu’on en ait attribué l’invention à Vatel ?

PIERRE LECLERCQ Cela va se faire en plusieurs étapes, suite à plusieurs rebondissements pour le moins surprenants. Tout d’abord, en 1750, soit 80 ans après la mort de Vatel, on voit apparaître dans un livre de recettes le « fromage à la chantilly », c’est-à-dire une crème fouettée et glacée. 30 ans plus tard, l’historiographe Legrand d’Aussy nous apprend que cette préparation d’un genre nouveau a été créée par le fameux glacier Procope à l’occasion des fêtes de Chantilly données en l’honneur du Dauphin et futur roi Louis XV en 17224. Même si on n’en a pas la preuve formelle, l’information n’est pas totalement improbable.

vatel film
En 1671, à Chantilly, Louis XIV apprécie la crème fouettée préparée par Vatel,incarné par Depardieu, dans Vatel de Rolland Joffé, 2000.

On connaît bien Procope, considéré comme le premier véritable cafetier de Paris. Il est le fondateur du café Procope (aujourd’hui un restaurant) en 1686. Il s’agissait d’un établissement luxueux, alors que les tout premiers cafés de Paris installés au début des années 1670 étaient modestes. Le glacier Procope, dont nous parlons ici, est en réalité le fils du fondateur de cet établissement.

Recette de la glace à la Chantilly de Procope en 1722, publiée par Menon en 1750 :

« Fromage à la Chantilly.
Prenez une pinte de bonne crème double, mettez-y une cuilierée d’eau de fleurs d’orange, il faut fouetter cette crème jusqu’à ce qu’elle soit bien montée en neige, autant que des blancs d’œufs que vous fouettez pour faire des biscuits à la cuillière. Prenez un citron que vous raperez sur une demi livre de sucre que vous ferez sécher à l’étuve, ensuite vous le pilerez & le passerez au tamis, pour le mettre dans la crème & les bien mêler ensemble, vous laisserez le tout dans la terrine jusqu’à ce que vous le mettiez à la glace5. Ce fromage se met dans son moule & ne se travaille point comme les autres ; vous aurez soin d’avoir de l’eau chaude pour tremper votre moule dedans pour le détacher, il faudra cerner le haut de votre fromage avec un couteau autour du moule, afin de ne le tremper qu’à moitié dans l’eau6. »

SOPHIE MOENS  Nous sommes donc là avec un certain Procope inventeur d’une crème glacée à la chantilly en 1722. Et Vatel dans tout cela, où est-il ?

PIERRE LECLERCQ À ce stade-ci, nulle part. D’ailleurs, au cours du XVIIIe siècle, le souvenir de Vatel a presque totalement disparu et ne survit que dans quelques pages de la correspondance de Madame de Sévigné7. Mais la situation va totalement changer en sa faveur au début du XIXe siècle. Alors que l’histoire de Procope tombe totalement dans l’oubli, le souvenir de François Vatel est ravivé par un poème épique de Berchoux intitulé « La gastronomie ». À partir de ce moment, le suicide de Vatel complètement désespéré suite à des problèmes au cours des fêtes de Chantilly de 1671, enflamme les imaginations et notre maître d’hôtel devient le héros romantique par excellence.

François Vatel avait la responsabilité de toute l’organisation des fêtes de Chantilly, domaine du prince de Condé. Le retour en grâce du Grand Condé, qui avait affronté le roi lors de la Fronde, dépendait en partie de la réussite de l’événement. Vatel, débordé, ne dormait presque plus depuis plus d’une semaine. Lors du premier dîner, le soir de l’arrivée du roi, il avait manqué des rôtis à une table, ce qui avait fortement affecté Vatel. Le lendemain matin, le vendredi, c’est-à-dire jour maigre, l’arrivage de poisson tardait à arriver. Vatel, épuisé et désabusé (on dirait aujourd’hui qu’il était en plein burn-out), a cru qu’il ne pourrait pas servir de poisson au roi. Complètement abattu, il est monté dans sa chambre et s’est donné plusieurs coups d’épée... au moment où les poissons arrivaient. Cet incident a beaucoup affecté Condé qui perdait une personne d’une rare compétence, ainsi que Madame de Sévigné, présente aux fêtes de Chantilly et qui relata cet épisode dans deux lettres destinées à sa fille. C’est grâce à elle que Vatel est resté dans les mémoires.

SOPHIE MOENS  Ok, Vatel réapparaît subitement dans la littérature au XIXe siècle et on n’arrête pas de faire allusion à son suicide dans le château de Chantilly. C’est probablement à ce moment-là que quelqu’un fait le lien entre Vatel et la crème Chantilly ?

PIERRE LECLERCQ Oui, mais pas tout de suite. Dans les années 1870, on commence à attribuer à Vatel l’invention de certains mets, comme une glace très compacte en forme d’œuf8. Plus tard, en 1893, le pâtissier Pierre Lacam est le premier auteur à faire le lien entre la crème chantilly et Vatel. D’après lui, Vatel l’aurait inventée, non pas lors des fêtes de Chantilly de 1671, comme on pourrait s’y attendre, mais bien lors des fêtes de Vaux en 16619.

 

pierre lacam

 

SOPHIE MOENS  Ah bon ? Pourquoi ce Pierre Lacam situe-t-il l’invention de la « chantilly » à Vaux et non pas à Chantilly ? C’est surprenant…

PIERRE LECLERCQ C’est tout à fait surprenant, d’autant plus que l’explication donnée par Lacam est très confuse. D’après lui, on aurait baptisé cette crème fouettée « crème Chantilly » en l’honneur du prince de Condé, propriétaire du château de Chantilly, présent au château de Vaux ce jour-là. Mais on imagine très mal qu'on ait voulu rendre hommage à Condé en présence du Roi qui l’avait disgracié. Bien entendu, cette histoire est tout à fait rocambolesque et fausse.

Nous savons qu’à l’époque de Vatel, la crème fouettée est parfaitement connue depuis 150 ans au moins et que l’appellation « à la chantilly » apparue au milieu du XVIIIe siècle n’a rien à voir avec le personnage de Vatel, mais plutôt avec les fêtes de Chantilly de 1722.

Malgré toutes ces incohérences, l’histoire de l’invention de la chantilly par Vatel sera abondamment reprise au cours des XXe et XXIe siècles, avec tout de même quelques retouches pour paraître plus vraisemblable.

Ainsi, on raconte désormais que la crème fouettée a été inventée par Vatel au cours des fêtes de Chantilly de 1671, ce qui rend l’histoire plus crédible, mais pas plus exacte10 !

SOPHIE MOENS  Voici donc un mythe de la gastronomie qui n’est pas près de disparaître.

 merveilleux Photo Guy DArtet

Photo Guy d'Artet

Les grands mythes de la gastronomie


1 Les « neiges de lait » apparaissent dans les recueils de recettes par ordre chronologique :
- En Angleterre, 1545 (Catherine Frances Frere, A Proper Newe Booke of Cokerye, With Notes, Introduction and Glossery, Cambridge, W. Heffer & sons, 1913, p. 25).
- En Italie, 1549 (Cristoforo di Messisbugo, Banchetti, Ferrare, Giovanni De Buglhat, Antoio Hucher Compagni, 1549, p. 69, sous le nom de lattemelle).
- En Allemagne, 1553 (Das Kochbuch der Sabina Welserin, c. 1553, n°55).
- En France, 1555 (Livre fort excellent de cuysine, Lyon, Olivier Arnoullet, 1555 f° 97, r°. Rabelais cite la neige dans Pantagruel déjà en 1532 : Oeuvres de Rabelais, t. 7, Paris, Dalibon, 1823, p. 111).
- À Liège (Lancelot de Casteau, Ouverture de cuisine, Liège, Léonard Streel, 1604, p. 123, 124. On sert de cette neige au banquet de la joyeuse entrée du prince-évêque Robert de Berghes en 1557 : Lancelot de Casteau, p. 152).
2 Pour une bonne synthèse sur l’usage des produits laitiers et du fromage en particulier au Moyen Âge, voir : Marylin Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, t. 1, école française de Rome. L’auteur y fait une analyse diététique du fromage au Moyen Âge à partir de la Summa lacticiniorum de Panaleone de Confienza, p. 378-395 ; Massimo Montanari, Entre la poire et le fromage, Paris, Agnès Viénot, 2009, p. 37-73.
3 Transcription du texte du Proper newe booke of cookerye en ligne.
4 Jean-Baptiste-Bonaventure de Le Grand d’Aussy, Histoire de la vie privée des français, t. 3, Paris, Ph.-D. Pierres, 1782, p. 95, 96.
5 Pour la manière de glacer au XVIIIe siècle, voir Catherine de Médicis et la crème glacée
6 Menon, La science du maître d’hôtel confiseur, Paris, Paulus-Du-Mesnil, 1750, p. 186. La première édition est de 1749.
7 Recueil des lettres de Madame la marquise de Sévigné à Madame la comtesse de Grignan sa fille, t. 1, Paris, Compagnie des Libraires, 1763, p. 152-155, 170.
8 Journal des débats, vendredi 22 août 1879, p. 3, col. 3
9 Pierre Lacam, Antoine Charabot, Le glacier classique et artistique en France et en Italie, Paris, 1893, p. 68.
10 Voir entre autres :
- Hippocrate, vol. 14, 15, 1946, p. 120.
- Les bonnes manières, le savoir vivre à travers les âges et à travers le monde, 1952, p. 58.
- Georges Blond, Germaine Blond, Histoire pittoresque de notre alimentation, Paris, Fayard, 1960, p. 411.
- Henriette Parienté, Geneviève de Ternant, La fabuleuse histoire de la cuisine française, Editions O.D.I.L., 1981, p. 197.
- Encyclopédie de la culture française, Electis, 1991.
- François Bertin, Pascal Courault, Euréka, le génie au quotidien, Ouest-France, 1996. Ici, on situe l’invention de la crème chantilly à Chantilly et non à Vaux.
- S.G. Sender, Marcel Derrien, La grande histoire de la pâtisserie-confiserie française, Minerva, 2003, p. 98.
- Gilles Henry, Petit dictionnaire des mots qui ont une histoire, Paris, Tallandier, 2012.
- Suzanne Varga, 12 banquets qui ont changé l’histoire, Paris, Pygmalion, 2013.
- Dimitri Casali, Céline Bathias, Les morts à la con de l’histoire, Groupe Express, 2013.
- Christine Masuy, Curieuses histoires, Noms de lieux devenus communs, Primento, 2015.

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