COVID-19 & confinement : opinion

Le jour où les livres ont arrêté de sortir

Papier et numérique en période de confinement


Pendant cette période de confinement, en attendant la réouverture des librairies et bibliothèques, beaucoup d’entre nous se tournent vers les livres électroniques. Est-ce un tournant durable dans nos habitudes de lecture ou juste une parenthèse ?

Interview de Tanguy Habrand, spécialiste de la socio-économie des circuits du livre et du développement numérique de la chaîne du livre, qui voit le confinement comme une période de test, tant pour les lecteurs que pour les éditeurs et les libraires. 

 

Comment se comporte le marché du livre pendant cette période de confinement ?

Quand on observe le comportement de la chaîne du livre d’un pays à l’autre, on remarque que des stratégies relativement similaires se sont mises en place. Le déclencheur a été la fermeture des commerces physiques, les librairies, fermeture qui est survenue plus ou moins tôt, en fonction des mesures officielles. Dans certains cas, les libraires ont anticipé ces mesures. Cela a été le cas en Belgique, afin de participer à l’effort collectif mais aussi de respecter les craintes légitimes des employés.

Toujours en Belgique, la situation est relativement lisible à l’heure actuelle : malgré l’enthousiasme de certains à voir dans le livre un produit essentiel, vital, ce dont on peut se réjouir bien sûr, le gouvernement n’a pas retenu le secteur de la librairie parmi les secteurs de première nécessité. Les « librairies de conseil » sont officiellement fermées au public, à la différence des « librairies » (c’est tout le problème de la polysémie du terme, en Belgique) où l’on trouve des journaux, du tabac et des jeux de hasard. Certains de ces commerces vendent accessoirement des livres, mais dans des proportions limitées.

TanguyHabrand

Pour autant, toutes les librairies de conseil n’ont pas totalement fermé. S’il semble régner une sorte de consensus au sein de la profession (des enseignes comme Pax et Livre aux Trésors à Liège, Point-Virgule à Namur, Molière à Charleroi sont commercialement à l’arrêt), quelques-unes ont maintenu un service de livraison (Tropismes à Bruxelles), voire de retrait sur place des commandes (Filigranes, à Bruxelles également). La chaîne Club poursuit elle aussi son service de livraison.

L’activité y est cependant fortement ralentie, étant donné que la chaîne du livre est provisoirement gelée. En effet, la diffusion-distribution a elle aussi réduit ses activités au strict minimum. Il n’est généralement plus possible, pour une librairie, de s’approvisionner. Cela signifie que les librairies doivent compter pour l’essentiel sur leurs stocks du moment.

Comment réagissent les éditeurs au confinement ? Les sorties de presse annoncées précédemment auront-elles lieu ?

Étant donné que les librairies et la diffusion-distribution sont dans leur grande majorité à l’arrêt, les éditeurs ont été amenés mécaniquement à revoir leurs stratégies. Cela ne sert en effet à rien de publier des livres dans le contexte actuel, d’autant que des imprimeries ferment (d’autres restent ouvertes, mais n’est-il pas risqué de payer des factures d’impression sans date de parution avérée ?) et que les médias ont les plus grandes difficultés à parler d’autre chose que de l’évolution du Covid-19. Les éditeurs ne publient donc plus et réajustent leurs programmes, en concertation avec leur diffuseur-distributeur. En ce début du mois d’avril, la date la plus optimiste de livraison d’ouvrages est la deuxième quinzaine du mois de mai. Certains éditeurs annoncent toutefois déjà des reports de parutions jusqu’au début de l’année 2021.

Il est à craindre que de vives tensions marqueront la réouverture des librairies. Il faut s’attendre en effet, malgré ce qui précède, à un arrivage massif de nouveautés (les reports du confinement). Sans compter qu’il va falloir trouver une façon de gérer les livres parus juste avant, en février et mars, afin que ces derniers ne soient pas des livres mort-nés. Le scénario le plus souhaitable pour tout le monde serait que les plus gros acteurs du secteur éditorial fassent preuve de retenue et de mesure, en jouant le jeu de l’étalement des reports dans la durée. On sait malheureusement que ces acteurs, qui essuient par ailleurs eux aussi de lourdes pertes et vont devoir se rattraper, sont habitués à jouer la carte de l’offre saturante.

Le livre numérique semble bien tirer son épingle du jeu. Il y a de nombreuses possibilités d’en télécharger et souvent gratuitement ou à prix réduit.

En raison de la mise en sommeil de l’industrie du livre physique, les éditeurs de tous les pays observés se sont assez naturellement reportés sur le livre numérique. On sait que le livre numérique représente une faible part du chiffre d’affaires de l’édition (moins de 5% en France pour la littérature générale), mais le contexte actuel a permis de jeter un autre regard sur cette production et sur son potentiel historiquement limité.

Plusieurs stratégies ont été développées par les éditeurs. Il y a ceux, tout d’abord, qui proposent des réductions sur leurs ouvrages numériques. C’est une des pistes préconisées par certains distributeurs, car cela permet de ne pas casser totalement le marché ou de donner une image trop dégradée du livre numérique. Il y a ceux, ensuite, qui décident de proposer gratuitement des titres numériques de leur catalogue. On serait bien en peine de tous les citer, car le mouvement a été très largement suivi, tant du côté de l’édition scolaire (mettant des ressources gratuitement à la disposition des enfants, de leurs parents et des écoles) que l’édition de littérature générale au sens large (éditions du Seuil, La Fabrique, Bragelonne, Les Moutons électriques… la liste est longue).

En Belgique, la collection patrimoniale Espace Nord a proposé quant à elle une vingtaine d’ouvrages numériques gratuits, tous du domaine public. Il n’est pas encore possible de mesurer l’impact de cette mise à disposition dans sa globalité, mais on sait que les téléchargements se comptent par centaines, et plus probablement encore par milliers. Dans le cas d’Espace Nord, ce sont des titres du domaine public qui ont été retenus, autrement dit des œuvres qui ne sont plus soumises au droit d’auteur. Lorsque des ouvrages proposés en libre accès sont encore sous droits, la prudence est de mise. Si les éditeurs ont pris contact avec leurs auteurs et obtenu une autorisation spéciale, tout va bien. Certains raccourcis semblent néanmoins avoir été pris au cours des derniers jours, ce qui crée alors une situation dommageable pour les auteurs et plus généralement pour le respect du droit d’auteur.

Mais les lecteurs, eux, en profitent !

Les lecteurs, on s’en doute, sont ravis. En tout cas ceux qui ont la possibilité de lire en ce moment. À titre personnel, je ne vous cache pas un certain agacement à l’égard de toutes ces prescriptions qui circulent en matière de livres, de films, de disques qu’il « faut » avoir lu dans sa vie de confiné, alors que beaucoup d’entre nous sont précisément dans l’incapacité de dégager du temps de loisir.

Mais prenons le cas des lecteurs qui sont effectivement ravis. Ces livres sont-ils ou vont-ils être lus ? Difficile à dire. À mon sens, la profusion actuelle de produits culturels gratuits ne débouche pas forcément sur une consommation immédiate. Il semble en effet qu’elle réponde aussi à un besoin que l’on pourrait comparer au réflexe de provisions dans les grandes surfaces, qui a fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaines. Il y a quelque chose de rassurant, je crois, dans le fait de savoir que l’on peut télécharger gratuitement des produits culturels, car cela aide aussi à se sentir protégé, entouré, dans une période qui est très anxiogène. Et cela rejoint également un comportement assez répandu hors confinement chez les plus gros lecteurs : l’achat compulsif de livres qui finiront dans la pile des « livres à lire ».

Les lecteurs ont donc accès aujourd’hui à des livres numériques de différents ordres : ebooks à prix plein, à prix réduit, gratuits, en prêt (c’est le fameux « prêt numérique en bibliothèque », bibliothèques qui font un travail exceptionnel sur ce terrain)... ou en téléchargement illégal. Car il ne faut pas négliger en effet l’importance du piratage de livres numériques, même si on en parle moins que du piratage de films et de séries télévisées. De nos jours, une personne un peu renseignée et à l’aise en informatique est capable de trouver la plupart des gros titres de la production éditoriale française en moins de cinq minutes. On peut légitimement supposer que ce canal doit être encore plus sollicité en ce moment que d’habitude.

Que pensent les librairies des offres et réductions sur les ebooks ?

Il n’y a pas de consensus. Certains libraires se réjouissent du fait que le marché du livre conserve un certain dynamisme, et relaient eux-mêmes sur les réseaux sociaux la gratuité accordée par certains éditeurs. D’autres considèrent au contraire que ce sont des comportements irréfléchis, qui déstabilisent la chaîne du livre dans sa totalité.

Il faut selon moi bien garder ici à l’esprit que les actions menées par les éditeurs en ce moment sont limitées dans le temps et ne portent que sur un très petit nombre de titres. On en parle beaucoup, parce que c’est assez inédit dans l’histoire du livre numérique, mais l’impact est bien moindre que celui du piratage.

Beaucoup de libraires vendent aussi des livres numériques, non ?

Les libraires sont en effet habilités à vendre des livres numériques. Mais on observe ici une fracture numérique en fonction des pays et des types d’acteurs considérés. Il y a les libraires qui disposent de leur propre site de vente en ligne, et pour qui tout va bien. Il y a ceux en revanche qui n’ont eu ni le temps ni l’argent de s’équiper de ce côté-là. Pour ces derniers, on trouve parfois des solutions mutualisées, en relation plus ou moins étroite avec les pouvoirs publics, des regroupements de libraires autour de portails de vente communs. C’est le cas en Belgique de Librel, la plateforme de vente des libraires indépendants de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Même si l’on a constaté une hausse instantanée des ventes de livres numériques (la revue professionnelle Livres Hebdo fait état, en France, d’une hausse d’activité de 75 % à 200 % sur différentes plateformes), il est encore un peu tôt pour dire que le livre numérique payant s’est imposé ou qu’il va s’imposer dans les prochains mois. Rappelons d’ailleurs que, même multipliées par dix, les ventes numériques seraient très loin de compenser les pertes enregistrées dans l’industrie du livre imprimé. Aujourd’hui, le cœur de la réflexion de tous les acteurs de la chaîne du livre n’est pas de savoir comment faire pour vendre plus de livres numériques dans les mois qui viennent, mais bien de savoir comment faire pour relancer la machine de production et de commercialisation des livres imprimés. Et c’est là tout le problème.

Il y a effectivement une forte concurrence pour la vente en ligne de livres imprimés.

Dans un premier temps, on sait qu’Amazon a créé une concurrence plus forte encore que de coutume avec les libraires. Beaucoup de lecteurs ont paradoxalement vu dans cet acteur leur partenaire idéal de confinement, étant donné que le management de l’entreprise est connu pour sa grande inflexibilité face aux revendications de ses travailleurs. La situation a néanmoins évolué depuis : Amazon s’est recentré sur des produits dits « prioritaires », dont le livre ne relève pas. Si l’on commande aujourd’hui un livre sur ce site, il faut compter au mieux une vingtaine de jours pour la livraison, ce qui est plutôt une bonne nouvelle pour le secteur de la librairie traditionnelle.

On observe bien souvent chez ces libraires un problème d’équipement, à savoir que beaucoup d’entre eux ne sont pas en mesure de pratiquer la vente à distance. C’est notamment le cas en Belgique, où l’on cherche précisément, en ce moment, à faire évoluer Librel vers la vente de livres physiques, et non plus uniquement de livres numériques. D’autres marchés au contraire, comme le marché américain, sont très en avance sur nous de ce point de vue. On y est même déjà arrivé à l’étape suivante, puisque les libraires ont la possibilité de commercialiser des livres spécialement fabriqués pour leurs clients, au moment de la commande, grâce à un système d’impression à la demande qui n’est encore que partiellement opérationnel en France et en Belgique.

Cette période de confinement oblige toute la chaîne du livre à s’interroger sur ses pratiques. Représentera-t-elle un tournant pour le marché du livre ?

Selon moi, cette période sera un moment de test plutôt qu’un moment de vérité. C’est-à-dire une période au cours de laquelle on va pouvoir mettre à l’épreuve un ensemble d’outils et pratiques de la chaîne du livre. Il est clair que des enseignements pourront en être tirés. Mais je ne suis pas du tout certain que le livre numérique en sera le principal et premier bénéficiaire. Il me semble au contraire que c’est tout ce qui a trait à l’informatisation des échanges autour du livre imprimé qui va s’en trouver le plus profondément bouleversé. Que des librairies qui se refusaient jusqu’à présent de pratiquer la vente en ligne ou la livraison vont peut-être considérer ces options comme un atout à prendre davantage en considération, à développer, sans pour autant en faire leur cœur de métier, et surtout sans se trahir.

Pour le reste, à l’heure actuelle, ce qu’un grand nombre de lecteurs attend avec impatience, c’est évidemment la réouverture des librairies. Et les lecteurs, comme les pouvoirs publics, auront assurément un rôle à jouer à ce moment-là, car les libraires auront plus que jamais besoin d’être soutenus.

Tanguy Habrand est chercheur au Centre d’Étude du Livre contemporain de l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur l’histoire sociale de l’édition, la socio-économie des circuits du livre et le développement numérique de la chaîne du livre. Il est aussi responsable de la collection Espace Nord aux Impressions Nouvelles.
© Photo : Shutterstock

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