Interview

La crise a chamboulé les intervenants psychosociaux et leurs pratiques, mais elle les a aussi amenés à faire évoluer leurs métiers


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Psychologues, assistants et travailleurs sociaux, éducateurs et animateurs… des professionnels directement exposés aux souffrances et difficultés humaines, exacerbées en période de pandémie. Mais des professionnels auxquels on s’est pourtant peu intéressé durant toute cette période. Comment ont-ils traversé la crise? Comment vont-ils, eux? Comment leurs pratiques professionnelles ont été modifiées par la crise? Comment se sont-ils adaptés? Comment la crise contribue à les questionner, eux et leurs métiers?...

Des questions qui sont au cœur de l’étude menée par la professeure Fabienne Glowacz (Psychologie clinique de la délinquance, Unité de recherches ARCh) et son équipe de recherche, en collaboration avec la professeure Isabelle Hansez (Psychologie du travail, Unité de recherches ARCh).

Dans cet entretien, la Pr Fabienne Glowacz livre les principales observations et conclusions d’une enquête exclusive auprès des intervenants psychosociaux en Belgique francophone.

Comment a vu le jour cette nouvelle étude sur les professionnels de la relation d’aide?

Comme dans mes précédentes études menées sur les impacts de la crise Covid, c’est en partant d’observations de terrain et de rencontres avec des professionnels du secteur psychosocial que j’ai souhaité mener cette étude sur l’impact de la crise sur les vécus et les pratiques des intervenants psycho-sociaux. Rares sont les publications scientifiques portant sur les professionnels de ce secteur, les études étant principalement centrées sur les soignants de première ligne dans le secteur médical. Ceci doit se comprendre par le fait que la crise pandémique a depuis son début été cadrée par une approche "hospitalo-centrée", un des critères de référence étant la capacité des hôpitaux à répondre au problème sanitaire. Dans ce contexte, le volet social et les impacts psychologiques des mesures ont été pris en compte tardivement, les soins psycho-sociaux n’ont bénéficié que de peu d’attention des politiques et du monde scientifique.

Comment l’enquête a-t-elle été menée?

L’enquête a été diffusée en ligne en février-mars 2021 avec pour objectif d’évaluer les impacts de la crise Covid chez les professionnels assurant l’accompagnement psychologique, éducatif et social, du point de vue de leur vécu et de leurs pratiques. Il s’agissait aussi d’explorer les mobilisations adaptatives que la crise a suscitées et d’en relever les enjeux éthiques et prospectifs. Plus précisément, plusieurs domaines ont été évalués: le contexte professionnel et les types de bénéficiaires, les modalités de travail pendant les différents temps de la crise, le bien-être et la santé mentale des professionnels (anxiété et dépression), le stress professionnel (négatif et positif) et le burn-out. Par ailleurs, des questions ouvertes invitaient les participants à décrire les situations auxquelles ils ont été confrontés ainsi que les pratiques développées durant cette crise. Près de 800 participants ont complété entièrement cette longue enquête, témoignant de leur intérêt et mettant en perspective les épreuves imposées par la crise et des mesures sanitaires.

Quels sont plus précisément les professionnels ciblés par votre étude?

Nous avons un échantillon diversifié composé de 789 professionnels âgés entre 21 et 73 ans (Moyenne: 41; Écart-type: 10.8), comptant 82% de femmes, une majorité de salariés (93%) et de travailleurs à temps plein (87%). Parmi les répondants: 24% de psychologues, 39% d’assistants et travailleurs sociaux, 13% d’éducateurs et animateurs,  7% du   secteur judiciaire et 6% du secteur médico-psycho-social.

Après plus d’un an de crise, comment vont ces professionnels?

Premier constat, si l’on prend en compte l’ensemble de l’échantillon, ces professionnels présentent des scores et des prévalences de dépression et d’anxiété relativement semblables à ceux identifiés dans nos études auprès de la population générale (17.5% de professionnels présentant des symptômes d’anxiété avérée et 20% des symptômes de dépression avérée). L’impact de la crise est là pour les professionnels comme pour toute la population, avec l’intolérance à l’incertitude comme facteur majeur expliquant cette détresse et des facteurs de protection aussi, qui permettent aux personnes d’éviter ou de limiter ces impacts psychologiques: le cadre de vie (espace de logement), l’activité physique, le maintien de contacts en présentiel avec les amis et les collègues…

Qu’en est-il du contexte de travail de ces professionnels, des risques de burn-out?  

Le burn-out a été évalué sur la base de l’échelle Olbi[1] composée de deux dimensions: l’épuisement émotionnel défini comme la conséquence d’efforts physiques, affectifs et cognitifs intenses, et le désengagement se référant au fait de se distancer de son travail et d’avoir une attitude négative vis-à-vis de celui-ci. 14% des sujets de notre étude présentent un niveau élevé d’épuisement et 11% de désengagement. Et la moitié des répondants (48%) relèvent une augmentation de l’épuisement émotionnel, de la fatigue et de la lassitude, comparativement à la période d’avant la crise.

Par ailleurs, l’analyse des questions ouvertes met en évidence plusieurs réalités vécues et/ou exacerbées par la crise, en lien avec cet épuisement émotionnel: l’augmentation de la charge de travail clinique, du nombre de suivis, l’intensification de la détresse des bénéficiaires. Du point de vue du cadre institutionnel, les répondants soulignent la surcharge administrative, la gestion des emails, la lourdeur de l’application des mesures barrières. Mais aussi la confrontation à des contraintes contradictoires, le fait de se retrouver pris dans un conflit entre le cadre de l'employeur et les décisions gouvernementales, le manque de lignes de conduite claires de la direction, ainsi que le manque de soutien et de reconnaissance de la hiérarchie. Nombreux sont ceux qui mentionnent s’être retrouvés seuls, isolés à devoir trouver des solutions face aux problèmes. En effet, la crise que l’on vit depuis un an et les mesures sanitaires confrontent le fonctionnement des équipes, questionnent les logiques et les fondements de l’intervention, les priorités de chacun dans le champ de l’intervention psycho-sociale. Si la cohésion au niveau de l’équipe a été mise à mal pour certains, d’autres professionnels témoignent avoir expérimenté de la solidarité et du soutien, pour la plupart, ce sont les équipes qui en bénéficiaient déjà antérieurement.

L’accompagnement des patients et la continuité des soins psycho-sociaux ont-ils souffert de l’évolution des conditions de travail pour ces professionnels?

Très certainement, tous les professionnels y ont fait référence: le télétravail et la moindre présence sur les sites ont privé les équipes notamment de ces temps informels précieux, les moments interstitiels au sens de Fustier[2]: temps de partages, de cohésion et d’appartenance à l’équipe et au réseau. Nos analyses comparatives selon les modalités de travail (présentiel sur site, télétravail ou hybride) ont montré que les intervenants travaillant principalement en télétravail sont plus nombreux à présenter de l’anxiété et de la dépression. Alors que les professionnels les plus engagés, stimulés (le stress positif) sont ceux qui ont maintenu leurs activités en présentiel au sein des institutions.  

Autre constat émanant de l’étude: la crise et ses mesures sanitaires ont perturbé le travail en réseau, et les indisponibilités du réseau ont entravé la continuité des soins et des suivis.  Il s’agit d’un facteur majeur: la disponibilité du réseau ressort comme un des facteurs protecteurs du burn-out. Parmi les autres facteurs protecteurs, on relève la reconnaissance institutionnelle, le fait de sentir qu’on compte pour l’institution et que celle-ci fasse confiance aux travailleurs et les prenne au sérieux. Enfin, joue également le stress positif qui renvoie à l’engagement et aux dimensions stimulantes du travail, qui ont été activés ici par le contexte de la crise notamment en lien  avec le maintien du suivi des patients. Il s’agit là d’enseignements que l’on doit retenir de la crise.

Avez-vous relevé des spécificités selon les professions ou les types de suivis?

Plutôt que de "profiler" les participants de l’étude sur la base de leur identité professionnelle, nous nous sommes intéressées aux profils des bénéficiaires qu’ils accompagnaient en termes d’âge (enfant/adolescent/adulte) et de niveau de précarité sociale et économique.  Les professionnels les plus éprouvés psychologiquement, c’est-à-dire ceux qui présentent des scores significativement plus élevés d’anxiété, de dépression, de stress négatif, de burn-out sont ceux qui travaillent avec des publics précarisés. On sait que la crise a fragilisé ou fait plonger les plus vulnérables socialement et psychiquement. Les professionnels se sont trouvés face à des situations de détresse majeure. Ils évoquent dans leurs réponses combien les conditions de vie et la santé mentale des personnes se sont détériorées, combien les situations sont devenues de plus en plus inextricables, poussant les patients dans des situations urgentes et lourdes. Ceci place les professionnels dans des positions parfois intenables: entendre la souffrance des personnes exclues de la société sans pouvoir agir. Bien évidemment la crise exacerbe et visibilise des réalités la précédant.  Mais ces résultats, parmi les plus importants de l’étude, nous invitent à considérer la souffrance de ces travailleurs et leurs besoins, tout comme ceux des personnes en précarité sociale.

La crise va-t-elle laisser des traces? Vous attendez-vous à ce que certains professionnels quittent leur métier ou se réorientent? Ou entrevoyez-vous des voies de résilience?

Sur la base d’une question leur demandant de considérer l'influence de la crise Covid sur leur carrière, 45% disent avoir été renforcés dans leurs engagements en tant que travailleur psycho-social, 35% ne pas avoir été affectés et 20% reconsidèrent leur choix de continuer à travailler dans ce secteur. Effectivement, un professionnel sur cinq, cela doit alerter! D’autant que ces chiffres rejoignent ceux du secteur des soignants. Dans notre étude, il s’agit des professionnels le plus en détresse psychologique et le plus en souffrance au travail comparativement aux autres professionnels. Une attention toute particulière devrait donc leur être accordée.

Ce qui ressort également, c’est l’autre effet de la crise: presque la moitié des professionnels face à cette crise se trouvent renforcés dans leur engagement, la crise a boosté leurs motivations, le sens de leurs actions, l’utilité et "l’essentiel" de leur travail auprès des patients par lesquels ils se sentent reconnus. Malgré les nombreuses adversités, les professionnels ont adapté leurs interventions en regard des mesures. Ils se sont montrés créatifs et proactifs avec le souci de maintenir les soins, les suivis, les liens avec les personnes,  coûte que coûte… On peut parler de résilience, en effet!

Comment se sont-ils adaptés?

Les interventions qu’ils ont développées pendant la crise sont multiples: recours à des médias numériques, aux téléconsultations, à l’élaboration de capsules vidéos, visites à domicile, aides alimentaires, entretiens en familles à l’extérieur, la "walking therapy" (technique où le psychologue et le patient s’entretiennent à l’extérieur, dans la nature, côte à côte plutôt que face à face)... On peut considérer toutes ces actions comme participant à la résilience des professionnels, et elles soutiennent la résilience des familles, des jeunes et des  adultes qui en bénéficient.

Ce que je relève en particulier parmi ces initiatives impulsées par la crise, c’est l’émergence et la légitimité du mouvement "aller vers le patient" en sortant du cadre habituel: appeler toutes les semaines le patient, envoyer des sms, des emails, recontacter d’initiative d’anciens patients dont les intervenants pouvaient craindre un effondrement ou un isolement extrême. Cette "crise de la distanciation sociale" a, de façon paradoxale, renforcé et légitimé la mobilité proactive et le maintien du lien motivé par le souci de l’Autre. Elle a mené nombre de professionnels à recréer de nouveaux cadres pour accompagner les personnes dans la traversée de la crise. 

Que faire maintenant? Des pistes à suivre en priorité pour cette sortie de crise?

Une dans tous les cas est d’instaurer maintenant un cadre réflexif au sein des institutions en vue de poser un regard sur les pratiques développées, sur les vécus et les tensions rencontrées, sur les politiques menées, sur les besoins en y incluant une réflexion éthique quant au sens des actions menées, aux orientations à poursuivre et à repenser dans le domaine de la santé mentale et de l’accompagnement psycho-social.

[1] Demerouti, E., Bakker, A.B., Vardakou, I., Kantas, A. (2003). The convergent validity of two burnout instruments. European Journal of Psychological Assessment, 19 (1), 12-23, 10.
[2] Fustier, P. (2012). L'interstitiel et la fabrique de l'équipe. Nouvelle revue de psychosociologie, (2), 85-96.

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