Retranscription du discours de la Professeure Anne-Sophie Nyssen, Rectrice élue de l'ULiège, lors de la Rentrée académique 2022-2023


22-09-22 Rentree academique  Discours AS. Nyssen ULiege © R.Hespel

Discours de la Rectrice élue

« Une page se tourne »

Eh bien voilà… chères toutes et chers tous,
Une fois de plus, l’hermine a changé d’épaule.

C’est toujours un grand moment, solennel, émouvant.

Comme vous le savez, l’hermine symbolise l’innocence et la pureté dans la justice ou l’enseignement, en plus d’être un symbole de pouvoir, royal ou impérial, symbole qui - dit-on - plaisait beaucoup à Napoléon.

Mais aujourd’hui, du haut de ces oriflammes, ce ne sont pas quarante siècles, mais deux siècles qui nous contemplent, deux longs siècles, 62 recteurs, et pour la première fois, une rectrice ! Alors, si ce n’est certes pas l’événement du siècle, c’est quand même un peu « historique » pour notre université.

Il semble bien que cette fois, une page se tourne.
Alors, on me demande : « Est-ce que tu te sens fière ? »

Oui, bien sûr, je me sens fière, et en même temps lucide …

Vous avez élu une femme, qui incidemment s’appelle Anne-Sophie Nyssen. C’est vous qui avez décidé qu’il était temps, et peut-être même plus que temps.

Cela relativise un peu mon mérite, même si j’ose penser que c’est aussi un programme, des valeurs que vous avez choisi. Et c’est surtout à vous d’être fiers !

Alors, nous allons continuer, avancer encore et encore, faire taire peu à peu toutes les petites rumeurs qui chuchotent dans les têtes et dans l’ombre « elles n’ont pas les épaules ». Nous allons poursuivre ce combat, jamais définitivement gagné, comme nous le montre encore l’actualité américaine récente, pour l’égalité et le respect des femmes, pour le respect de tous, contre toutes les discriminations, contre toutes les violences.

Oui, bien sûr, je me sens fière, et en même temps immensément reconnaissante envers mon université.

Mes parents ont tellement voulu croire en la promotion par les études qu’ils sont venus habiter ici, au Sart Tilman, en lisière du campus.

Ma fierté est que cette université leur ait donné raison d’y croire, avec tous ceux qui, comme on dit, « s’en sont sortis » grâce à leurs études.

Je suis fière, et je suis émue, de diriger bientôt une institution investie d’un rôle aussi magnifique.

Alors, cette université publique, qui donne au plus grand nombre une chance d’accéder à une culture universitaire, nous allons la défendre, la grandir, l’embellir.

  • Nous allons mettre en œuvre le décret Paysage réformé, poursuivre s’il le faut ses ajustements sur la base des résultats objectifs, afin d’en protéger l’esprit : conserver la liberté d’accès à l’université, faciliter les parcours universitaires, mais aussi aider les étudiants à rester lucides.
  • Nous allons jouer pleinement notre rôle dans la mise en œuvre de la Réforme FIE (formation initiale des enseignants) parce que c’est aussi notre rôle de contribuer à relever le niveau des enseignements obligatoires. Ce n’est pas seulement une mission noble : c’est une nécessité politique, et dans la période de turbulence que nous abordons, une condition fondamentale de la pérennité de nos sociétés démocratiques, dont on voit bien qu’elles ne sont nulle part définitives.

Est-ce à dire que nous allons abandonner toute ambition d’excellence ? Bien au contraire !

Je suis tout aussi fière quand je vois la qualité de nos enseignements et leurs labellisations, la reconnaissance de nos innovations pédagogiques à l’international, la capacité d’adaptation dont nous avons fait preuve pendant les crises de la COVID, et notamment la réactivité montrée avec le développement des tests COVID, avec la distribution des paniers solidaires face à la précarité étudiante, ou lors des inondations, l’excellence de notre recherche fondamentale et appliquée, les prix prestigieux obtenus par nos chercheurs et chercheuses et leurs équipes, l’engagement fort de nos étudiants et étudiantes dans des projets d’égalité, les découvertes récentes de nos équipes de pointe, et aussi l’embellissement et la rénovation progressive de notre patrimoine immobilier et artistique.

Je suis fière, et en même temps bien consciente des défis qui nous attendent. Ne nous cachons pas les difficultés !

Il y a bien comme une injonction paradoxale dans ce parti pris de l’ouverture à tous et l’ambition simultanée d’excellence. Surtout si nous continuons à devoir le faire avec une enveloppe de financement fermée, alors que le nombre de nos étudiants augmente chaque année.

Mais le paradoxe n’est pas insurmontable.

Certes, nous ne serons jamais Harvard, parce que nous ne misons pas sur une sélection élitiste et des minervaux à cinquante-cinq mille dollars, parce que nous ne recevons pas des centaines de millions de dollars de dons annuels de nos alumni mécènes. Nous n’aurons jamais le train de vie d’une pouponnière de prix Nobel.

Mais sur un autre modèle, une autre vision du monde, nous pouvons bâtir une université rayonnante, attractive, en symbiose avec sa ville et sa Région, ouverte sur le monde. Il nous faudra plus de moyens, de l’imagination, de la solidarité, un engagement fort et partagé vers ce but commun. 

Alors nous allons redoubler d’efforts pour augmenter et consolider nos financements.

Je le dis à nos tutelles ici présentes : bonne ou mauvaise nouvelle, vous risquez de trouver cette mandature … exigeante, car nous allons avoir besoin de votre soutien et de votre courage !

Je le dis à tous les membres de notre université : nous allons avoir besoin de votre initiative, de toute votre créativité et de votre entreprenariat, et nous allons renforcer le cadre éthique et les exigences de transparence qui, paradoxalement, libéreront nos talents. Toujours cette histoire de système  de liens qui libèrent …

Je le dis à nos milliers d’alumni dans le monde, et même à tous nos citoyens : nous avons besoin de vous, nous allons venir vers vous, et même si vous n’êtes pas milliardaires - mais surtout si vous l’êtes - vous aurez l’occasion de soutenir votre université, notamment à travers ses Fondations.

Nous allons redoubler d’efforts pour augmenter l’efficacité et la qualité de notre enseignement et de notre recherche.

Avec l’aide dévouée de notre administration, nous allons poursuivre et accélérer la simplification des procédures, libérer l’initiative, poursuivre la transformation des modalités d’enseignement grâce notamment à la mise en œuvre de notre plan numérique, poursuivre l’amélioration de la synergie entre la recherche et l’enseignement, et donc entre les scientifiques et les académiques.

Nous allons créer des soutiens à l’excellence en miroir des soutiens aux étudiants en difficulté.

Nous allons rétablir et développer les synergies locales et régionales, avec la Ville de Liège, dont je salue ici la présence du Bourgmestre, avec les Hautes Écoles, avec la Province, avec la Fédération Wallonie-Bruxelles dont je salue la présence du Ministre-Président, avec la Région, avec les acteurs socio-économiques et culturels, avec les autres universités francophones dont je salue chaleureusement la présence des rectrices et des recteurs. Nous allons aussi développer nos relations avec les universités flamandes, et bien sûr développer nos relations internationales et nos coopérations.

Et alors, nous réussirons, je l’espère, à surmonter tous ces blocages, ces contradictions apparemment insolubles et irritantes qui se présentent à nous à tous les niveaux et dans toutes sortes de domaines : ouverture ou excellence, femme ou homme, mutualisation ou compétition entre universités, télescope Einstein ou éoliennes, et même : rénovation énergétique des bâtiments ou respect des exigences de la commission du patrimoine.

Et j’en viens maintenant à l’essentiel.

Je ne vous l’apprends pas : le monde est en train de vivre des transformations radicales et, à l’échelle de l’histoire, ultra-rapides.

J’ai été marquée cet été, en visitant les Rencontres Photographiques annuelles d’Arles, par ce montage vidéo et sa résonnance avec les incendies incontrôlables qui se déclaraient un peu partout.

Le changement climatique hors de contrôle, la destruction de l’environnement et de la biodiversité, l’épuisement des ressources, les menaces de la pollution sur la santé, la dynamique démographique mondiale et le vieillissement de nos populations, le niveau historique des inégalités - voire des iniquités - nationales et mondiales, la modification de la géographie mondiale des chaînes de financement et de production de valeur, l’accélération des innovations technologiques et notamment de la digitalisation, la transformation des rapports au travail et des rapports sociaux, la transformation des rapports géopolitiques mondiaux, et maintenant le retour de la guerre en Europe, tout cela projette sur l’avenir un tsunami d’incertitude.

L’ONU parle de « menace existentielle » et selon l’astrophysicien et lanceur d’alerte écologique Aurélien Barrau « chacun des piliers sur lesquels repose l’habitabilité de cette planète est en train de céder. »

Nous ne savons pas où nous allons, mais une chose est sûre : l’ampleur et la dynamique du changement en cours sont celles des grandes métamorphoses historiques, et nous jettent un gigantesque défi, non seulement d’adaptation, mais de reprise de contrôle sur ce qu’on pourrait appeler le « pilotage » de notre civilisation.

Alors ai-je vraiment besoin de vous dire l’importance et l’urgence qu’une université comme la nôtre s’engage totalement face à ce défi systémique et multidimensionnel ?

Nous devons littéralement redéfinir notre nouvelle fonction d’utilité publique. Et cela passe selon moi par deux conditions essentielles :

  • La première est la recomposition massive de nos enseignements, avec une restructuration autour des défis de la transition environnementale et sociale, et autour de l’interdisciplinarité. Nous allons labelliser le cours offert depuis trois ans déjà à nos étudiants et étudiantes dès les premières années en l’intégrant dans le PAE, le Programme annuel d’études. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut être plus ambitieux ; nous allons créer un fonds spécifique transversal pour l’enseignement et la recherche. Je souhaite que nous nous inspirions des initiatives qui se multiplient dans ce domaine, par exemple celle d’un « Institut Supérieur de Développement Durable » créé par l’École des Mines de Paris.
  • La deuxième est un changement de style de leadership. J’ai cette conviction forte qu’une gouvernance basée sur l’intelligence collective est devenue indispensable. Une gouvernance basée sur l’engagement sur des valeurs communes, la coopération, la solidarité, la confiance, la transparence et la bienveillance, plutôt que sur la compétition de tous contre tous, le secret et la méfiance.

La complexité et l’incertitude qui augmentent autour de nous rendent illusoire le modèle du grand leader visionnaire.

Le 10 juin 2016, dans un discours atypique, lors d’une remise des diplômes de HEC en France, Emmanuel Faber, le Directeur général et futur PDG de Danone, racontait de façon émouvante comment la déclaration de la schizophrénie de son frère aîné, avec ses internements et finalement sa mort, avait bouleversé ses valeurs et sa vie. Comment sa relation avec son frère était devenue une voix intérieure lui indiquant le sens de l’essentiel.

Il a dit aux nouveaux diplômés : « J’en suis convaincu, après 25 ans d’expérience, cette main invisible dont on vous a parlé n’existe pas. Et s’il y en a une, elle est encore plus handicapée que mon frère. {Elle est brisée}. En somme, nous avons seulement vos mains – mes mains – toutes nos mains, pour changer les choses et les rendre meilleures. »

Et il a conclu par cette question : « Qui est votre frère ? Qui est ce petit frère, cette petite sœur, qui habite en vous et qui vous connait mieux que vous-même {…}, cette petite voix, qui parle de vous comme plus grand encore que vous ne pensez l’être ? »

Chers collègues, chers étudiants, mes amis,

Une page se tourne et nous allons écrire les suivantes.
Nous avons pour cela nos mains, toutes nos mains.

Je veux que nous réenchantions l’Université de Liège.

Ce ne sera pas facile !
Nous ne vivons pas dans un monde de bisounours.  Le même Emmanuel Faber en sait quelque chose, lui qui a été « viré » de son poste de PDG de Danone au bout de quatre ans par les fonds vautours entrés dans son actionnariat.

Ce ne sera pas facile, mais c’est le défi que je nous lance !

S’il y a une part d’utopie dans mon appel, tant mieux. Comme l’écrivait le dessinateur Gébé dans Charlie Hebdo et sa BD L’An 01, « L’utopie ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ. »

Merci de m’avoir écoutée.

Deux choses me rendent particulièrement optimistes.
La première, c’est votre réaction, c’est le grand élan et toutes les attentes qui se sont exprimées vis à vis de cette nouvelle mandature, et qui m’ont profondément émue.

La seconde est ici au premier rang ! Et je l’appelle à me rejoindre, c’est ma dream team, mon équipe de rêve !

Merci.

Je déclare ouverte l’année académique 2022-2023.                                

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