LQJ-274

Faut-il encore enseigner le latin aujourd’hui ? La réponse est évidemment et résolument “oui”. Mais je vais aller plus loin : il doit demeurer un outil indispensable, car on peut aussi imaginer un système où il n’existerait plus qu’à titre facultatif. Ce serait une erreur. Je plaide résolument pour le maintien du latin à titre obligatoire là où il se trouve dans les formations universitaires. Pour com- prendre cette position, imaginons ce qu’il adviendrait si on le supprimait d’un trait de plume. En dehors de la formation en langues et lettres anciennes orientation classiques, deux filières – “langues et lettres françaises et romanes” et “histoire” – proposent dans leur programme un cours de latin à titre obligatoire. La finalité n’est pas tout à fait la même dans ces deux formations. Dans la première, le latin, langue mère des langues romanes, est vu comme un outil linguistique ; dans l’autre, plutôt comme une clé permettant l’accès aux trésors des sources historiques, dont beaucoup sont rédigées en latin. Se passer de cette langue entraînerait un véritable drame intellectuel : un effondrement. Toutes les disciplines fondamentales y perdraient. Son absence dans la formation des futurs romanistes rendrait les langues romanes illisibles ; dans celle des futurs historiens, elle fer- merait la porte des sources écrites en latin, bien au-delà de la chute de l’Empire romain. Impossible de travailler correcte- ment dans ces conditions. Le latin est un puissant outil d’apprentissage linguistique. Faire du latin, c’est tout simplement apprendre à analyser la langue. Les vertus d’une langue flexionnelle pour qui pos- sède une langue maternelle dépourvue de cette spécificité, comme le français, sont importantes. La confrontation à un système flexionnel permet d’apprendre à résoudre des problèmes, à interpréter, à donner du sens, à apprendre la logique. Traduire un texte latin est comme résoudre une énigme policière. Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur, décrit comment il a découvert Le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie : « Du texte latin au roman poli- cier, les mêmes mécanismes mentaux sont en cause, qu’il faut conduire par des voies fort semblables. Pour un lycéen de langue française qui aborde le latin, ce qui constitue la nouveauté et la caractéristique essentielles, c’est que non seulement les verbes, mais aussi les substantifs, prennent différentes formes au gré de la fonction qu’ils assument dans la phrase. De là découlent de remarquables simili- tudes. Les désinences jouent dans le texte latin un rôle identique à celui des indices dans un problème policier. Une fois ceux-ci relevés, puis correctement interprétés, tout s’enchaîne, devient évident. Il en va de même dans le cadre de la sentence latine comme dans celui de l’enquête criminelle. En revanche, pour un indice passé inaperçu, pour une désinence mal comprise, il suffira qu’un seul point reste obscur pour faire obstacle à tout, et que rien n’abou- tisse. Brûler l’étape n’est pas permis. Défense de deviner. » L’exercice de traduction, adéquatement mené, habitue donc à la réflexion. Or, il n’est rien de plus difficile que tra- duire. Cicéron, grand traducteur du grec, avait déjà mesuré les difficultés de cet art. Certains diront que la langue de Rome n’a pas le monopole des vertus d’une langue flexionnelle. Elles peuvent s’ex- périmenter au travers d’autres langues, modernes celles- là, comme l’allemand et surtout le russe, avec l’avantage qu’elles ont une dimension vivante. La question de l’utilité est ainsi résolue. Je connais l’objection. Mais le latin pos- sède un atout supplémentaire dans le fait même qu’il s’agit d’une langue que l’on ne parle plus : ce n’est pas une langue morte (ou plutôt prétendument morte – Wilfried Stroh ne compte pas moins de cinq morts du latin, chaque fois sui- vies de renaissances 1 ), mais une langue du passé. Cette langue n’évolue plus, sauf artificiellement (en inventant des mots pour des réalités modernes, comme aéroport ou télé- phone) : nous travaillons avec un corpus de textes fermé et sans pratiquer oralement la langue. C’est là la source de l’apprentissage de ce que j’appelle la “lecture lente” ou “lec- ture réfléchie” : la lecture en profondeur et en détail, selon la méthode des passages parallèles. Pour résoudre une dif- ficulté, on travaille par comparaison au sein d’un ensemble clos. C’est un apprentissage de l’attention et de la nuance. Ce n’est pas tout. Le latin est un socle – sans doute pas le seul – sur lequel peut se construire le dialogue entre les hommes : le latin est pontifex , “faiseur de ponts”. Cette caractéristique vient du fait qu’il s’agit d’une “langue de culture” 2 , opposée à une “langue de service”, directement utilisable, comme l’an- glais standard. Le véritable intérêt des langues anciennes est qu’elles n’entrent pas en concurrence avec nos langues, dites vivantes. Ce sont des langues à l’intérieur de nos langues. Or, le latin a un statut très particulier : il est à la fois hors de nous, puisque c’est une langue du passé, mais il est aussi en nous, car notre langue en est issue. Nous sommes entourés de latin. Dans une ville comme Paris, il fait partie intégrante de la rhétorique des monu- ments, en alternance avec le français. Qui plus est, aucune langue ancienne n’a connu, en Occident, une expansion aussi importante, ni légué un ensemble d’écrits aussi consi- dérable. Oublier la langue de Rome reviendrait donc à devenir un étranger sur son propre sol et à ne plus pouvoir décoder beaucoup d’aspects du monde occidental. Pour lire les textes écrits en latin, on rétorquera qu’il existe des traductions et qu’il n’est donc pas nécessaire d’ap- prendre cette langue, jugée difficile. C’est aller un peu vite en besogne. Faut-il se résoudre à considérer que l’ensei- gnement du latin est irrémédiablement voué à l’échec ? Est- ce parce qu’un sportif n’arrivera jamais à égaler un record olympique qu’il doit arrêter ses entraînements ou ses parti- cipations à des compétitions ? Pourquoi le latin serait-il plus difficile à étudier qu’une autre langue ? Admettons même qu’on n’arrive pas à le traduire, il permet du moins une gym- nastique intellectuelle et un drill régulier. Ce n’est pas rien. C’est un instrument de développement de la logique. Voilà pourquoi la méthode analytique et progressive doit être privilégiée, car, lorsqu’on apprend la grammaire latine, c’est en réalité la linguistique que l’on étudie. Les grammaires de l’Antiquité ont beaucoup à nous apprendre. La question des traductions se résout du reste très vite : certains textes latins ne sont pas traduits et ne le seront jamais. Mais il y a plus. Si une traduction existe, encore faut-il qu’elle soit de qualité. Or, un historien, s’il utilise une traduction, doit au minimum être en mesure de juger de sa qualité. C’est une question de démocratie. Renoncer à l’étude du latin, c’est donc balayer l’esprit critique propre à un régime démocratique où chacun est amené à forger son propre jugement sans se laisser imposer des dogmes : il est bon de douter. Remettre en question une traduction est une démarche saine : le risque de trahison de l’original est grand. Chasser la langue latine de l’Université, où l’on déve- loppe précisément l’esprit critique, reviendrait à nier les bases mêmes sur lesquelles elle s’est édifiée. L’Université s’est construite à partir et autour des humanités : philo- sophie, théologie, rhétorique, musique, histoire, langues. Il est inimaginable qu’elle se coupe de ces fondements pour devenir une simple école professionnelle ou un insti- tut technique. Faire du latin, c’est aussi s’ouvrir le chemin vers des textes qui posent des questions cruciales et qui véhiculent des interrogations toujours d’actualité : Qu’est- ce que la justice ? Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que la citoyenneté ? Qu’est-ce qu’un être humain ? Lire les textes dans la langue originale, c’est tout simplement tenter de comprendre l’homme dans toute sa complexité et sa diversité. Certains concepts, pratiquement intraduisibles, ne peuvent s’envisager que dans la langue originale : humani- tas n’est pas l’humanité, pietas n’est pas la piété, fides n’est pas la foi, religio n’est pas la religion… et tant d’autres. Une fois acquise la conviction que le latin doit rester un outil indispensable, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour en acquérir la connaissance ? Il n’y a pas de recette miracle, hélas. Le latin pour tous, ce n’est sans doute pas la bonne voie. Le latin pour une poignée de spécialistes chargés de conserver ce patrimoine, comme on garde un livre précieux, et nantis du privilège de parta- ger avec qui ils le souhaitent, c’est une voie qui me paraît dangereuse 3 . Les latinistes deviendraient alors une sorte de caste très fermée. Je préconise dès lors de continuer de former des spécialistes des textes latins qui peuvent les établir, les comprendre, les traduire, les expliquer et qui transmettront leurs connaissances, dans de bonnes conditions, à ceux qui en auront besoin et qui auront compris que leur investissement en vaut la peine. Certes, c’est du long terme. L’expérience montre qu’un étudiant moyen a besoin, en appliquant la méthode analytique, de deux semestres pour maîtriser la phrase simple et de trois semestres pour parvenir à dominer la structure complexe. C’est seulement durant le quatrième semestre (parfois un peu plus tôt) qu’il peut commencer à traduire un texte latin authentique. C’est là que l’aventure commence véritable- ment, et c’est une belle aventure. Pour conclure, je reprendrai une phrase d’Yves Bonnefoy que j’estime très juste : “L’étude du latin aide à percevoir le travail de la langue dans sa profondeur et ses dimensions multiples. C’est la meilleure façon de ressentir la superfi- cialité, la nocivité des dogmes, des partis. Autrement dit, d’aider à l’échange ouvert et sans préjugés ou interdits sans lequel il n’est pas de société authentiquement démo- cratique.” 4 À chacun de juger ! Informations sur les études Une nouvelle formation (bachelier, master et AESS) est organisée par la faculté de Philosophie et Lettres en langues et anciennes et modernes, permettant de combiner l’étude du latin et du français. * www.programmes.uliege.be/info/bachelier/langues-anciennes- modernes Le latin est un socle 3 F. Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe (XVI e -XX e s.) , Paris, 1998, pp. 322-323. 4 Y. Bonnefoy, Le latin, la démocratie, la poésie, dans C. Suzzoni et H. Aupetit (éd.), Sans le latin…, Paris, 2012, p. 386. 1 W. Stroh, Le latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande langue, traduit de l’allemand et du latin par S. Bluntz, Paris, 2008, pp. 279-281. 2 J. Leonhardt, La grande histoire du latin des origines à nos jours, traduit de l’allemand par B. Vacher, Paris, 2010, pp. 24-28. 8 septembre-décembre 2019 / 274 ULiège www.uliege.be/LQJ 9 l’opinion l’opinion

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