Vinciane Despret est Professeure à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège. Philosophe et psychologue, son sujet de thèse avait pour titre « Savoir des passions et passions des savoirs ». Titulaire de nombreux prix littéraire, Vinciane Despret concentre principalement ses recherches sur les relations que les scientifiques entretiennent avec les animaux. Elle est rattachée à l'Unité de recherches TRAVERSES de l'ULiège.

Qu’évoque pour vous la Journée internationale des femmes et filles de science ?

En relisant l’énoncé, je me suis arrêtée sur deux choses, qui me sont soudain apparues comme formant un intéressant contraste si on le compare avec cette autre journée qu’est la journée appelée « de La femme ». D’abord le pluriel, ensuite la mention des « filles ». Pour le pluriel, on sait qu’il s’agit d’une référence au constat qu’il y a vraiment un problème de nombre, de sous-représentation que ce soit du point de vue de l’accès aux carrières qu’au niveau décisionnel et ce pluriel invite à une mobilisation très concrète. Très bien. Mais je me suis étonnée que ce même pluriel ne s’applique pas au terme science — c’est quoi, en fait La Science ? Ce singulier ne fait-il lui-même, historiquement, partie du problème du désintérêt des femmes et des filles, et de leur exclusion ? C’est la science de qui quand on parle de La science ? Ne s’est-elle pas justement forgée dans notre tradition par l’éviction des femmes ? Alors, si je reprends le terme « filles » qui est utilisé et qui m’intéresse, j’ai envie de l’entendre non pas comme une manière de désigner des « jeunes femmes », mais comme des « filles de », des héritières : qu’est ce que cela pourrait vouloir dire être « fille de science » : être une héritière de la manière dont La Science s’est faite ou dont les sciences pourraient se faire ?

Chercheuse-chercheur, même parcours ?

De toute évidence, pas encore. Mais il m’est difficile de répondre en quelques lignes à une question aussi générale. Juste rappeler que l’orientation néolibérale de la recherche ne pourra que creuser encore plus les différences.

Au sein de l’ULiège, quelles sont les autres chercheuses qui vous inspirent ou dont vous voudriez simplement citer le nom ? 

Plutôt que des noms, je souhaiterais honorer toutes ces jeunes chercheuses qui sont déterminées à changer les choses, à inscrire très concrètement dans les recherches, parfois en prenant des risques, des questions politiques — et si je prends le cas de mes jeunes collègues en philosophie, en le faisant en explorant et en rejouant en même temps les limites de nos habitudes de savoir.

Du point de vue professionnel, où vous voyez-vous dans 10 ans ?

La réponse est ici très simple. Je serai retraitée et continuerai de faire ce que je fais et que j’aime faire depuis le début : enquêter et écrire.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je suis en train de terminer un livre relatant une enquête que j’ai effectuée au sujet d’un Protocole politique et artistique appelé le Protocole des Nouveaux commanditaires et qui permet à des citoyens de concrétiser un désir d’art pour répondre à une difficulté — un village qui se meurt, des liens sociaux qui se délitent, … Ces citoyens s’adressent aux Nouveaux Commanditaires qui vont leur proposer un artiste contemporain et les aider à concrétiser leur demande. Plusieurs commandes ont été effectuées suite à de véritables drames, et cela m’intéressait dans la continuité de mon travail sur les relations que les vivants entretiennent avec leurs défunts. J’ai ainsi rencontré un collectif mobilisé autour des parents d’une jeune fille assassinée, un autre autour des amis de jeunes gens décédés dans un accident de la route, un autre autour d’une maman dont le fils est tombé sous les balles des terroristes au Bataclan, mais aussi des personnes soucieuses de conserver la mémoire des soldats commandos d’Afrique abattus lors de la Libération de la France, … Ce fut une enquête passionnante qui montre l’incroyable inventivité de ces personnes, et la puissance d’un dispositif de « démocratie d’initiative ». Est-ce qu’il y aurait quelque chose de particulièrement lié à la question du genre dans le choix de cette recherche ? Sans doute, ne fut-ce que parce que j’envisage les relations avec les morts dans une perspective peu « traditionnelle », en essayant de considérer le fait que les morts prennent une part active dans cette histoire, comment ils « activent » les vivants — c’est assez « hors-cadre », ce sont des sujets qui font hausser les sourcils et que souvent les femmes assument plus volontiers que les hommes. Sans doute aussi, plus particulièrement ici, parce que je mène mes entretiens en ne cessant de réinterroger, avec ceux que je rencontre, les rapports de pouvoir qui s’installent si facilement entre enquêtés et scientifiques, et cela depuis le moment de l’entretien jusqu’à celui de l’écriture — il s’agit d’essayer de penser ensemble, et de sortir de la logique implicitement extractiviste d’une récolte d’informations.

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