Histoire de la gastronomie

Les grands mythes de la gastronomie : L'histoire du pain


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Photo Jean-Michel Bourdoux

Historien de l’alimentation, Pierre Leclercq est collaborateur scientifique de l’Université de Liège, au sein de l'Unité de Recherche Transitions. Auteur de nombreuses publications, il donne aussi régulièrement des conférences-dégustations retraçant l’histoire de l’alimentation de la Préhistoire à nos jours. En partenariat avec l'émission Week-end Première de Sophie Moens, diffusée sur la RTBF-La Première, il se propose d'examiner quelques grandes légendes de l'histoire de la gastronomie.

L'origine du pain levé

SOPHIE MOENS – Dans la série « Les grands mythes de la gastronomie », nous allons parler aujourd’hui de l’origine du pain. On lit régulièrement que le pain levé a été inventé en Égypte antique par une paysanne qui aurait oublié son pâton dans le coin d’une pièce et qui se serait aperçue après plusieurs jours que la pâte avait levé. Elle aurait alors décidé de cuire cette pâte et tout le monde aurait trouvé que le résultat était bien meilleur que la galette habituelle. Le pain serait donc né de cette manière. Pouvez-vous nous en dire plus ?

PIERRE LECLERCQ – Cette légende remonte à Louis Bourdeau1, sociologue du XIXe siècle, pour qui l’alimentation céréalière a évolué de manière linéaire. Selon lui, les peuples dits « primitifs » mangeaient des grains de céréales crus. Ensuite, les premier agriculteurs ont réalisé des bouillies « peu appétissantes », précise-t-il, et enfin des peuples « plus avancés » ont confectionné des galettes.

Il affirme aussi que le pain levé aurait été inventé par hasard par une ménagère égyptienne il y a environ 4.000 ans.

Dans son ouvrage Histoire de l'alimentation, paru en 1894, Louis Bourdeau affirme que ce sont les premiers agriculteurs qui inventent la meule permettant d’écraser le grain pour donner une farine tamisée à la main qu’ils consomment d’abord en bouillie, qui est une préparation dite « très simple, facile et prompte » mais donnant un mets « peu appétissant, qui empâte et affadit l’estomac. » Et c’est finalement pour pallier ces défauts qu’une civilisation forcément « assez avancée » a inventé d’abord les galettes, et enfin le pain levé, aboutissement parfait des préparations céréalières.

Ce pain levé, selon Louis Bourdeau, est inventé par hasard par une ménagère égyptienne ayant oublié son pâton dans le coin d’une pièce il y a environ 4.000 ans : « Le hasard mit sans doute sur la voie de cet heureux perfectionnement [la fermentation du pain], car rien ne l’indiquait à la réflexion et ne pouvait en faire pressentir les avantages. Un reste de pâte, oublié par quelque ménagère dans le pétrin et spontanément aigri, suffisait pour former levain au pétrissage suivant. Le premier qui, mettant l’observation à profit, en tira un nouveau mode de préparation de la pâte et la fit intentionnellement lever, fut le véritable inventeur du pain. La supériorité de ce nouveau produit ne dut guère rencontrer de contradicteurs, et l’usage s’en répandit partout où l’on était capable d’assez de soin pour appliquer avec méthode le procédé. Le pain levé, devenu l’aliment préféré des populations industrieuses, leur a été acquis au fur et à mesure de leur accès à la civilisation.2» 

Quarante ans après la parution de l’œuvre de Louis Bourdeau, cette histoire est reprise et perfectionnée par le botaniste polonais Adam Maurizio dans sa monumentale Histoire de l’alimentation végétale publiée en 1932 et qui fera autorité les cinquante années suivantes3

Boulangerie

Modèle de boulangerie et de brasserie, Provenance indéterminée (Égypte), Moyen Empire (2033-1710 av. J.-C.), © Musée Dobrée.

SOPHIE MOENS – A priori, cette histoire paraît cohérente. On passe du plus simple, la consommation de grains crus, au plus compliqué, la confection de pain levé, avec les intermédiaires de la bouillie et de la galette. Alors, qu’est-ce qui cloche dans cette théorie ?

PIERRE LECLERCQ – Non seulement cette histoire est beaucoup trop simplificatrice, mais en plus, elle relève de plusieurs mythes.

Tout d’abord, il y a le mythe d’une évolution linéaire allant de la bouillie, forcément rustre et indigeste, vers la galette et enfin le pain levé, summum civilisationnel qui a évincé ses prédécesseurs. Confronté à la réalité archéologique, ce préjugé culturel ne tient pas la route. D’une part, il est tout à fait probable que la galette ait précédé la bouillie, et non pas l’inverse4, et d’autre part, on remarque que la bouillie a parfois été préférée à la galette, et ce malgré la présence de blés panifiables, comme, par exemple, sur le site néolithique de Çatal Höyük.

Catal Hüyük Restoration Stipich Béla

Reconstitution du foyer d'une maison du Néolithique sur le site archéologique de Çatal Höyük

La galette et le pain n’ont donc pas évincé la bouillie. D'ailleurs la fromentée, bouillie de froment qui accompagne le gibier sur les tables de l’aristocratie médiévale, est encore présente en France dans la première moitié du XVIe siècle5.

La galette dominait avant l’arrivée de la poterie, vers -6.400, et la bouillie a ensuite pris le dessus sur la galette avec la généralisation de la poterie qui facilite grandement la cuisson des céréales en milieu humide6.

Ensuite, il y a le mythe de l’invention par accident : on aurait inventé le pain en oubliant un pâton dans le coin d’une pièce.Les théories du hasard présentent nos ancêtres comme des êtres passifs empêtrés dans une routine que ne viendrait troubler que l’un ou l’autre accident responsable d’une innovation spontanée, comme tombée du ciel. Les hommes et les femmes du Néolithique et de l’Antiquité tardive étaient capables d’anticipation, ils avaient de l’imagination. Un geste en entraîne un autre, et un produit progresse tout doucement au gré des évolutions technologiques, agricoles, mais aussi culturelles7.

Ainsi, pour réaliser une galette, à savoir une pâte faite de farine et d’eau cuite à la chaleur directe, il faut des céréales, de l’intérêt pour les céréales, une meule pour réaliser la farine, de l’eau et la technique de cuisson sur pierre chauffée, ce dont on disposait depuis environ -17.000 au Proche-Orient, avant même le développement de l’agriculture8.

Si certains chercheurs suggèrent que la confection de galettes précède la domestication des céréales (certains pensent même que la galette a encouragé les premiers agriculteurs à sélectionner les plantes les plus riches en gluten pour les mettre en culture), la plus ancienne galette confirmée par l’archéologique ne date que du IXe millénaire avant notre ère (site de Jerf el Ahmar) et n’est pas à base de céréales, mais bien à base d’une graine d’une brassicacée proche de la moutarde. Néanmoins, on peut affirmer que les populations du Moyen Euphrate du IXe millénaire avant notre ère maîtrisaient les techniques nécessaires à la fabrication de galettes, à savoir la mouture, le pétrissage et la cuisson sur des pierres chauffées9.

galettes
©Nitr - stock.adobe.com

SOPHIE MOENS – Bien, mais là, on parle de galette plate, et pas encore de pain levé…

PIERRE LECLERCQ – Exactement. Pour avoir du pain levé, il faut un grain riche en gluten, qui donne à la pâte la propriété élastique indispensable pour permettre la levée10. Cette céréale, c’est, entre autres, le blé tendre11, qui est apparu au cours du VIIIe millénaire avant notre ère au Proche-Orient. Mais aucun mode de cuisson approprié au pain levé n’existait à ce moment.

Bien qu’on manque de preuve archéologique, on peut admettre que le pain au levain est né plus tard, vers -6.000, toujours au Proche-Orient, lorsque se sont multipliés les moules à pain qui permettent leur cuisson. Mais ce n’est pas pour autant que le pain levé a éradiqué toutes les autres formes de produits céréaliers, car, dans l’Europe néolithique ainsi que dans les civilisations mésopotamiennes et égyptiennes, les pains, bouillies et galettes cohabitaient12.

Chez les premiers agriculteurs qui se sont introduits en Europe, on ne trouve aucune trace de pain levé. L’archéologie nous confirme l'existence de des galettes en Yougoslavie vers -4.800 et une galette de millet en Moldavie vers -4.00013.

Le plus ancien pain levé confirmé par l’archéologie date de -3.700 et a été retrouvé en Suisse. Mais, une fois encore, cela ne signifie en rien la suprématie du pain sur les bouillies et les galettes, comme nous le confirment très bien les fouilles sur les sites néolithiques français, où se côtoient des bouillies et des galettes dès le Ve millénaire avant notre ère et des pains levés de très bonne qualité dès le 1er siècle de notre ère.

pain de Pompéi

Fresque de Pompéi représentant une distribution de pain, sans doute à des fins de propagande politique ©Marie-Lan Nguyen - Pain carbonisé retrouvé à Pompéi. Musée de Naples ©AlMare

SOPHIE MOENS – Bien, alors, que peut-on retenir de ce mythe de la paysanne égyptienne ?

PIERRE LECLERCQ – Tout d’abord, que l’histoire d’un produit de base comme le pain est complexe, elle appartient à plusieurs cultures. Notre pain n’est pas né du jour au lendemain, il est le résultat de millénaires d’évolution et les innovations sont plutôt dues aux expérimentations successives qu'au hasard.

Ensuite, au Néolithique, on ne remarque pas de supériorité du pain par rapport aux autres préparations, ni même une antériorité de la galette par rapport à la bouillie. Le pain atteint un statut particulier dans les grandes civilisations, certes, mais sans pour autant évincer les autres préparations céréalières.

Et enfin, l'idée d'un homme ou d'une femme providentielle à qui on doit tout est séduisante, mais elle ne repose sur aucune preuve historique. Bien sûr, il y a des esprits plus ingénieux, plus inventifs que d’autres, mais ils ne seraient rien sans les cultures matérielle et immatérielle qui les entourent. Comment faire du pain sans blé, sans meule, sans tamis, sans four, et surtout sans la culture de l’alimentation céréalière et les innovations qu’elle a engendrées ? Ce n’est bien évidemment pas une seule personne qui a inventé tout cela. Toutes ces inventions et innovations sont dues à une foule d’individus imprégnés d’une culture qui les ont poussés à expérimenter et à apporter des améliorations successives au pain, et ce, du néolithique à l’époque actuelle.

PAIN-PhotoGuyDArtet


Photo Guy d'Artet

Les grands mythes de la gastronomie

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1 Louis Bourdeau (1824-1900), Histoire de l’alimentation, Paris, Félix Alcan, 1894, p. 135-182
2 Louis Bourdeau, idem, p. 182.
3 Silvano Serventi, Françoise Sabban, Les pâtes, histoire d’une culture universelle, Actes Sud, 2001, p. 39. Françoise Sabban, Quand la forme transcende l’objet. Histoire des pâtes alimentaires en Chine (IIIe siècle av. J.-C. – IIIe siècle apr. J.-C.), dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55e année, n°4, 2000, p. 793. Ce point de vue à la fois positiviste – l’histoire des produits céréaliers est vue comme un progrès continu technique et culturel allant du grain à la farine – et romantique – l’invention est l’œuvre d’une personne providentielle à partir de laquelle elle se répand à travers le monde – est encore largement diffusée aujourd’hui, avec par exemple : Apaqw : Dossier pédagogique, le pain artisanal ; Ekopedia : article Le pain ; Boulangerie.net
4 D.T. Potts, A Companion of the Archaeology of the Ancient Near East, vol. 1, Wiley-Blackwell, 2012, p. 420.
5 La fromentée, bouillie de froment qui accompagne le gibier sur les tables de l’aristocratie médiévale, est encore présente en France dans la première moitié du XVIe siècle. Le grand cuisinier de toute cuisine, Paris, Jehan Bonfons, s.d., f°44, r°.
6 Lara Gonzalez Carretero, Michèle Wollstonecroft, Dortan Q. Fuller, A methodological approach to the study of archaeological cereal meals: a case study at çatalhöyük East (Turkey), Veget Hist Archaeobot (2017), 26:415, p. 429.André d’Anna, Armand Desbat, Dominique Garcia, Anne Schmitt, Frans Verhaeghe, La céramique, La poterie du Néolithique aux Temps modernes, Paris, Editions errances, 2011, p. 99.
7 Sur l’histoire des inventions, voir l’ouvrage de Sophie A. de Beaune, L’homme et l’outil, L’invention technique durant la préhistoire, Paris, CNRS Editions, 2008. Le livre dépasse les limites de la préhistoire et fournit entre autres une précieuse bibliographie.
8 Sophie A. de Beaune, Origine du matériel de mouture : innovation et continuité du Paléolithique au Néolithique, dans Meules à grains, actes du colloque international de la Ferté-sous-Jouarre, Paris, Ibis Press, Maison des Sciences de l’Homme, 2003, p. 17-30. Danielle Stordeur, George Willcox, Indices de culture et d’utilisation des céréales à Jerf el Ahmar, dans De Méditerranée et d’ailleurs…, Mélanges offerts à Jean Guilaine, Toulouse, Archives d’Écologie Préistorique, 2009, p. 701-706.
9 Sur la question de la fermentation du pain, voir Guy Della Valle, Perrine Babin, Maren Bonnand-Ducasse, Laurent Chaunier, Hubert Chiron, Rémy Dendievel, Anne-Laure Réguerre, Luc Salvo, Luc Saulnier, Le pain : une histoire de bulles et de fibres, dans Christophe Lavelle, Science culinaire, Matière, procédés, dégustation, Paris, Editions Belin, 2014, p. 154.
10 Ce sont les espèces exaploïdes, nées de l’hybridation d’espèces tétraploïdes et d’espèces diploïdes sauvages. Le blé dur n’apparaîtra que plus tard.
11 Francesca Balossi Restelli, Lucia Mori, Bread, baking moulds and related cooking techniques in the Ancient Near East, Food & History, vol. 12, n°3, 2014, p. 50, 51.
12 Max Währen, Pain, pâtisserie et religion en Europe Pré- et Protohistorique, Origines et attestations cultuelles du pain, dans Civilisations [en ligne], n° 49, 2002,p. 3. Sylvie Lannoy, Philippe Marinval, Alain Buleon, Hubert Chiron, Philippe Mejanelle, Serge Pin, Joselyne Rech, Alain Tchapla, Étude de « pains/galettes » archéologiques français, dans Civilisations, Pains, fours et foyers des temps passés, vol. 49, n° ½, 2002, p. 119-160).
13 Max Währen, Pain, pâtisserie et religion en Europe Pré- et Protohistorique, Origines et attestations cultuelles du pain, dans Civilisations [en ligne], n° 49, 2002, p. 2 Dan Monah, Découvertes de pains et de restes d’aliments céréaliers en Europe de l’Est et Centrale, Essai de synthèse, dans Civilisations [en ligne], n°49, 2002, p. 4, 12.

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